Chaque année, à l'occasion de la parution du rapport annuel de l'APDRA, le Conseil d'Administration de l'association livre son analyse de la situation mondiale actuelle et met en perspective le rôle de la pisciculture paysanne. Le texte ci-dessous a été publié en juin 2020, dans le rapport d'activité 2019 de l'association.
Une situation mondiale critique
La crise de la Covid19 nous montre que les systèmes d’exploitation actuels ne sont pas durables. La destruction des milieux par l’homme pour exploiter les territoires et la mondialisation de l'agriculture industrielle mettent en contact animaux sauvages et domestiques, augmentant ainsi les risques de transmission de zoonoses. Depuis plusieurs années, des chercheurs relèvent le lien entre des clusters de pathogènes (des animaux, des plantes ou de l'homme) et la destruction de la biodiversité1.
Le constat de l’état des ressources naturelles est alarmant, au regard du rapport de l’IPBES2, qui démontre que la biodiversité s’effondre « provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier », ou encore selon le nouveau rapport des Nations Unies sur l’état des forêts dans le monde3, qui constate que le niveau de déforestation a atteint un niveau dramatique et dénonce le lien entre déforestation et risque lié aux maladies émergentes, et bien d’autres encore. Un consensus international est établi autour de ce constat et s’appuie, depuis 2010, sur des concepts tels que l’agriculture “climato compatible” (FAO puis centres de recherche nationaux et internationaux) qui permet de penser de façon conjointe les enjeux climatiques (atténuation et adaptation) et les enjeux liés à la sécurité alimentaire4. Depuis, beaucoup de programmes intègrent le potentiel de l'agriculture dans l'atténuation des changements climatiques. Actuellement, la Commission européenne prend des engagements pour mettre en œuvre un « Pacte vert pour l’Europe » et, en France, les résultats de la Convention citoyenne pour le climat5 montrent que la société civile s’est emparée du sujet. Parmi les 150 propositions devant permettre au pays d’atteindre ses objectifs en matière de réduction des gaz à effet de serre, plusieurs concernent directement le secteur agricole, avec notamment le développement de l’agroécologie et des circuits courts.
Les pays du Sud face au défi de la sécurité alimentaire
Les pays « du Sud », situés dans la région intertropicale, sont confrontés à de très nombreuses contraintes ou évolutions climatiques, plus fortes encore que dans les pays tempérés, qui impactent la sécurité alimentaire. Avec une diminution prévue de la biomasse de poissons de 3 à 25 % d'ici la fin du siècle dans les scénarios de réchauffement climatique bas et haut6, et sachant que les produits aquacoles sont les denrées qui génèrent le plus d'échanges commerciaux dans le monde (FAO), la nécessité d’avoir une ressource protéique locale et accessible aux populations rurales est primordiale. De plus, la démographie est un déterminant majeur de la demande alimentaire, qui met l’Afrique subsaharienne, dont la population doit doubler d’ici 2050, devant un défi de très grande ampleur. Pour faire face à cette demande croissante, trois solutions sont possibles : l’augmentation des surfaces agricoles, leur intensification ou l’importation des denrées alimentaire.
Part du poisson dans les disponibilités en protéines animales
(moyenne 2013-2015)
Face aux conséquences multiples de la déforestation et de la perte de biodiversité, l’augmentation des surfaces agricoles n’est pas une option durable bien que, dans les faits, elle tende à s’accélérer. L’étude « Agricultures européennes en 2050 », conduite par l’INRAE7, alerte sur cette croissance et prévoit qu’en terme d’augmentation de surfaces cultivées, le cas extrême sera celui de l’Afrique subsaharienne, avec un possible doublement d’ici 2050 (sous l’hypothèse d’évolution modérée des rendements), du fait de l’explosion démographique et d’un rattrapage nutritionnel. L’importation des denrées n’est pas non plus une solution optimale car elle ne permet pas de générer suffisamment d’emplois et de valeur ajoutée au niveau national et local. Dans ce contexte, l’intensification apparaît comme la voie la plus durable.
La pisciculture paysanne, un outil d'intensification puissant
A ce titre, le système de pisciculture promu par l’APDRA constitue un outil d'intensification agricole capable de mobiliser les ressources locales en intrants, d’intégrer d’autres productions comme le riz, de restaurer la fertilité de certains sols de bas-fonds et de reconstituer des réserves d’eau. Ce système basé sur les principes de l’agroécologie est en mesure de produire un poisson peu cher, sans dépendance aux intrants importés, et de satisfaire les besoins alimentaires des campagnes en offrant un poisson frais de qualité. Celui-ci pourrait fournir, dans un avenir proche, une alternative à la viande de brousse, vectrice de nombreuses zoonoses telles que le virus Ebola apparu en Afrique de l’Ouest fin 2013 et qui aurait fait, selon l’OMS, 30 000 morts en Guinée, Libéria et Sierra Leone. Cette pisciculture possède bien d’autres avantages sociaux et économiques : des emplois sont créés, en lien avec le développement de la filière locale de poissons d’élevage, et l’essentiel de la valeur ajoutée reste sur place. Elle permet aussi de valoriser le rôle des femmes et l’emploi des jeunes.
Comme nous l'avons déjà souligné les années précédentes, alors qu’au niveau mondial la production agricole est réalisée aux ¾ par de petits producteurs et à 80 % dans des structures de moins de 3 ha, et malgré tous les avantages de cette pisciculture agroécologique, les financements restent majoritairement destinés aux systèmes basés sur l’utilisation d’un aliment industriel importé - ou issu d’ingrédients importés -, en rupture avec les stratégies paysannes. Pourtant, « le développement de la pisciculture nécessite un accès à des financements incitatifs innovants (comme les « fonds de garantie ») qui doivent être couplés avec des dispositifs d’appui-conseil et de formation, des recherches adéquates permettant de clarifier en amont les choix technologiques posés »8.
Deux piliers pour l'action : l'échelle locale et l'innovation
Dans nos rapports d’activité des années précédentes, nous avons rappelé les limites de systèmes basés presque exclusivement sur une alimentation exogène et nous avons expliqué pourquoi l’appui de l’APDRA visait plus particulièrement une pisciculture agroécologique intégrée aux exploitations familiales et à vocation commerciale. En effet, comme le souligne le Cirad9, même pendant la crise de la Covid19, les exploitants africains ont démontré une capacité de résilience importante. La main d'œuvre est restée dans les zones rurales et, du fait d’un usage modéré des intrants, les exploitants n’en étaient pas tributaires et ont pu continuer normalement leurs activités agricoles. L’intensification des systèmes agroécologiques doit s'appuyer sur ces forces actuelles, mais aussi sur des innovations propres à chaque territoire.
Pour l'APDRA, l’accompagnement sur le terrain du processus de co-construction des innovations est une priorité. La signature d’une convention cadre avec le Cirad, début 2019, marque l’importance donnée à la recherche-action en partenariat avec les exploitants et les autres acteurs clés de la filière et du territoire. L'APDRA a souhaité renforcer cet accompagnement afin de faciliter l’émergence des questions socio-techniques des paysans et de construire ensemble des réponses correspondant à leurs attentes dans le cadre d’une intensification agroécologique. Les défis auxquels nous sommes confrontés aux côtés des paysans, de la communauté scientifique, des institutions et des services de l’État dont le rôle est également majeur, restent immenses pour un développement durable de la pisciculture sur les plans social et environnemental !